Cette année je me suis mis en tête de faire des concours de nouvelles. En janvier il y avait un thème le hasard fait bien les choses. Et du coup je me suis inspiré d’un fait réel arrivé à Hugo Alonso de notre équipe NaturalPad. Bon avec cette nouvelle j’ai bien conscience que j’écris un peu souvent sur le même thème et que je m’inspire beaucoup de mon quotidien.
Hugo dégouline. La boîte allait mal et il était à sec. Avec deux ans de découvert, parce que bien sûr les clients ne payent jamais dans les temps, que les subventions subissent toujours d’inattendus retards administratifs, l’équipe avait pris l’habitude de ne pas se payer complètement et d’avancer les frais. Tout le monde faisait toujours plus d’effort pour ne pas plier. C’est dur de fermer une boîte, d’accepter l’échec. Souvent on s’enlise dans cette demie mort ou on croit qu’on touche le fond mais y a toujours un sursaut d’espoir qui vous maintient un peu en vie, juste un peu plus longtemps, juste pour agoniser un peu plus lentement, faire durer le supplice.
Il avait accepté de s’improviser commercial et d’aller au feu. Des semaines qu’il enchaînait démos sur démos. La décision avait été collégiale en réunion d’équipe. On est à court d’argent mais on a un produit, il faut aller le vendre ! Une fois qu’on a dit “il faut”, il reste que quelqu’un doit concrètement le faire. Et là, la décision est déjà moins collégiale. C’est à la bonne poire qui est prêt à faire ce sacrifice.
Sans argent, c’est la tournée des hôtels miteux et des transports pas cher. On est loin de la famille, on est loin de l’équipe. On vit toutes les tensions à distance par téléphone ou messagerie, une solitude connectée surplombée de doutes.
Y a quoi de pire que Paris et ses transports ? Paris sous la pluie ! Sous le porche de l’EHPAD, le rideau de pluie face à lui est en train d’achever Hugo. Il a fini sa démo : un enfer. Déjà, entrer dans un EHPAD, c’est pas un bon moment. C’est surchauffé, ça pue la pisse et tous les regards de zombies se portent sur vous. Des petits vieux sont garés dans l’entrée à attendre le prochaine repas, à ne rien faire pendant des heures. Et Hugo arrive là, l’inconnu qui dérange. Alors certes, il n’entre pas non plus direct dans l’unité protégée ou sont détenus tous les alzheimer et autres déments. Mais bon, faut pas se mentir, personne ici n’est au top de sa forme.
Dans la salle d’animation, Hugo commence toujours avec sa petite formule bien rodée :
- Bonjour Mesdames, moi c’est Hugo. Je suis désolé, mais je vais vous couper la TV.
- C’est qui le Monsieur ?
Ah oui, un EHPAD c’est 90% des femmes. Espérance de vie oblige. Même côté soignants, qu’on le veuille ou non, c’est un métier genré, aides soignantes, infirmières, animatrice… On pourrait croire que les rares papis qui restent sont comme des coqs en pâte au milieu de toutes ces femmes. A être convoités, choyés, calinés… Ils sont au coeur des querelles et n’ont pas vraiment le droit d’avoir de la libido. Imaginez que votre papy couche avec n’importe quelle mamie… Moi perso je m’en fous, tant qu’ils se font du bien et qu’ils sont consentants. Mais voilà, pour le personnel c’est plus compliqué. Si la famille venait à l’apprendre ? Et comment juger du consentement quand il y a démence ? Les cas de maltraitance à la douche froide sont courants. Il ne fait pas bon pour un résident d’EHPAD d’avoir une érection au moment de la toilette.
Hugo, au milieu de toutes ces femmes, il est l’objet de toute l’attention et de tous les fantasmes. Combien de fois il s’est fait attraper la main, embrasser à la volée ou palper les fesses ? Les techniques des mamis pour voler un bisous sont impressionnantes.
- Monsieur, venez ici j’ai quelque chose à vous dire.
Vous vous approchez lentement pour vous tendre l’oreille à cette petite voix faible et tremblante et paf. La vieille vous colle un patin et se marre.
- Je l’ai eu ! Je l’ai eu !
Mais cette fois, ce n’est pas un viol qui a choqué Hugo. Il branchait son matos efficacement, bim un câble HDMI, bim le capteur de mouvement au dessus de la TV, clac-clac les deux alimentations sur le secteur. Hop on appuie sur le bouton démarrer et ça déroule. Il est prêt.
Plus qu’à attendre l’animatrice. Au premier rang, il y a une petite mamie en fauteuil roulant qui n’a pas bougé depuis le début. Deux autres s’approchent et la regardent de haut.
- Dégages !
La petite mamie en fauteuil se tord pour s’enfoncer dans son fauteuil sans lâcher les deux autres de son regard effrayé. Vlan, l’une des deux lui envoie une série de coups de pieds dans le tibia. La petite vieille en fauteuil appelle à l’aide. Sérieux, Hugo ne sait pas quoi faire. Il est figé sous le choc. Avec les cris, l’animatrice arrive.
- Voilà voilà j’arrive. Rho Madame Michon, encore en train d’appeler à l’aide pour rien.
Et l’animatrice tire le fauteuil de Madame Michon et l’emmène ailleurs.
- J’arrive de suite.
Les deux vieilles tirent des chaises et s’installent à la place de Madame Michon.
- Alors, c’est qui qui commande hein ?
Hugo s’est senti comme au collège quand il était en 6e et que les 3e venaient tabasser les plus jeunes pour le plaisir. Un mauvais moment de totale impuissance à passer.
L’animatrice revient et le sort de son cauchemar. Il enchaîne la démo. Faire jouer des seniors à des jeux vidéo ça a quelque chose de magique. C’est improbable mais ça marche. Ils ont le sourire. Ils s’applaudissent, se challengent. Le fait que ce soit basé sur le mouvement, sans manette, ça rend l’interaction facile, à leur portée. C’est parfois confusant surtout quand l’animatrice essaye de leur expliquer :
- vous voyez le bateau là, c’est vous et il faut aller chercher les pièces. Non n’avancez pas, c’est juste avec la main.
Forcément, il y en a avec lesquels c’est plus dur, mais globalement, ce moment là se passe toujours bien. Les seniors ne comprennent pas toujours tout mais ils font quelque chose de différent et on s’occupe d’eux. Et c’est ça qui compte le plus. La stimulation d’un lien social.
- Franchement, je suis surprise. Je vous ai fait venir parce que je trouvais l’idée incroyable. Mais là, je suis vraiment étonnée que ça marche.
Yes, Hugo c’est une réussite, ça sent la vente. Tu gères !
- Bon et alors, ça coûte combien votre machin ?
Les EHPAD manquent toujours d’argent. Pourtant les groupes qui les gèrent ont une croissance à deux chiffres.
L’orage s’intensifie. Hugo a froid et l’estomac qui crie. Il aurait pas dû sauter ses repas aujourd’hui encore par économie. Il a tellement froid que sa main lui fait mal. Souvenir d’une fracture du connard liée à une histoire d’amour qui a mal finie et une façon aussi de lui rappeler qu’il vieillit. La double peine. Il fait craquer ses doigts et range sa main dans sa poche. D’habitude, dans Paris il fait tout à pied. C’est moins cher, c’est joli et une bonne façon de faire du sport. Mais là sous la pluie, non il le sent pas du tout. Il tente un Uber. Sa carte passe pas.
Bon ben quand faut y aller. Il marche sous la flotte jusqu’au métro. Plus de tickets, pas de liquide et la carte ne passe toujours pas. Ca craint. Il est à 45 minutes de marche de la gare d’après son téléphone. Et son train est dans une heure. Faut pas traîner.
L’eau ruisselle sur ses joues. Mélange de pluie et de sueur, il a presque envie de pleurer. Il a cette sensation de glisser de plus en plus dans la merde. Son cerveau commence à chercher le pourquoi du comment. C’est jamais le bon comportement. Quand on tombe dans une fosse à purin on cherche à en sortir le plus vite possible, pas à comprendre comment on en est arrivé là. Son sac imbibé d’eau est lourd et il a mal au dos. Déjà d’habitude le matériel pèse, mais avec la pluie c’est bien pire. Il commence à envisager le pire et se demander ce qu’il va faire s’il rate son train. Personne sur Paris pour l’héberger. Il pourra pas se payer d’hôtel à moins qu’il demande encore de la thune à son père. A 34 ans ! la pluie lui fouette le visage, il a mal au ventre, envie d’aller pisser, de gerber, se vider. Il a la tête qui tourne et il ne respire plus. L’angoisse l’étouffe, il est passé en apné et il s’imagine en train de crever sur un trottoir sale de Paris. Il s’arrête, se penche en avant, ouvre sa veste, ses mains sur les genoux et essaye de respirer. C’est mort il aura pas son train.
- Monsieur ? Monsieur ?
Une voiture s’est arrêtée à sa hauteur.
- Vous allez où Monsieur ? Mon client propose de vous déposer.
- Merci beaucoup. Vous me sauvez la vie. Je suis désolé de tremper votre voiture.
- C’est rien Monsieur, ça séchera. C’est bon pour Gare de Lyon, on y sera dans les temps.
Le client à l’arrière lui parle mais il ne l’écoute pas vraiment. Il le connaît mais ne voit pas qui c’est. Il cherche.
- Julien Lepers ! Vous êtes Julien Lepers !
- Ahah. Animateur vedette du troisième âge, j’ai présenté l’émission question pour un champion de 1988 à 2016, je suis, je suis ?
- Julien Lepers
- C’est bien moi. Mais vous n’avez pas répondu à ma question. Vous faites quoi vous dans la vie ?
Hugo lui raconte tout. L’idée, les jeux vidéo basés sur la capture de mouvement pour faire de l’activité physique, l’impact sur la santé, sur le lien social, la boîte, les difficultés, le marché très long à conquérir, l’envie d’aller au domicile aider les seniors à vieillir chez eux plutôt que en EHPAD. Julien l’écoute et décide de l’aider. Il prend son téléphone et fait une vidéo sur la banquette arrière du Uber ou il ne dit que du bien sur Hugo, sur sa boîte et son projet, comme quoi tout le monde devrait jouer à ses jeux, que ça va sauver la vie de millions de seniors et que l’état devrait soutenir. Honnêtement, c’est pas un geste fou, avec du recul ça sonne même un peu bullshit, mais à ce moment là, c’est tellement pour Hugo.
Le portable et le laptop de Hugo sont morts, noyés. Mais il s’en fout, grâce à Julien, il a eu son train et il est rentré chez lui. Il est sec au chaud et dans son lit.
Quand Hugo arrive au bureau le lendemain c’est l’euphorie. Lui est un peu gêné parce que sans son réveil il a dormi plus que prévu. Mais ses collègues, ceux qui ne sont pas débordés croulant sous les appels téléphoniques l’accueillent comme le messi.
- Mais mec comme t’as assuré avec Julien Lepers. Sa vidéo a fait le buzz. Notre site web est saturé, une tuerie ! On est full commandes là on sait pas comment on va faire. C’est trop bien.
Et déjà la star a un planning tout prévu pour lui.
- On t’a organisé un rendez-vous avec la région et BPI pour de la grosse subvention cette après midi.
- Tu repars jeudi sur Paris pour aller voir un fond.
- Demain tu as un call avec le directeur d’un groupe d’établissements au Canada.
- Mec, on est bientôt riche !
Hugo sourit légèrement mais ne peut s’empêcher d’avoir comme un doute.
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